Yves Pagès – Les Gauchers, je l’ai écrit entre hiver et été 1991, durant la première intervention américaine en Irak. Faisant le pion au Collège Paul Valéry, j’avais déjà emmagasiné pas mal de détails marquants au contact des élèves de sixièmes & cinquièmes, mais cette guerre lointaine a vite changé la donne, débordé l’espace-temps scolaire. Chahuts et embrouilles se sont multipliés à tel point que ça m’a mis aux aguets. Le grand désordre mondial agitait les méninges. Avec quelques punis récidivistes, on a improvisé des séances photo et des ateliers d’écriture sauvage. Les rumeurs qui bruissaient de partout m’ont donné l’idée: un roman à plusieurs voix simultanées. Une meute de gamins s’affabulant des scénarios d’apocalypse. Ne reste du climat géopolitique d’alors que peu d’indices: fumée noire pétrolifère, vidéo de Scud sur écran, enfants de réfugiés ou plan Vigipirate. J’ai préféré partir d’incidents anodins (crise d’asthme, épidémie de poux, nuits blanches…) pour faire l’autoportrait d’une «bande» en devenir. Huit chapitres de palabres qui vont crescendo jusqu’à un point de non-retour: magasins dévastés et vigiles en armes. Entre ces récits pluriels, j’ai glissé dix-neuf dépositions (face à un juge muet) avec leurs lignes de fuite ou de fracture individuelles. Essayer d’articuler du collectif et de l’intime, c’est né là, et ça ne m’a plus quitté. Par la suite, j’ai adapté le livre au théâtre: deuxième vie, autre histoire.
noir sur blanc, France Inter, 2 avril 1993, 13 mn